Quatre dystopies à l’épreuve du temps
John Brunner, écrivain britannique (1934-1995), a écrit entre 1968 et 1975 quatre de ses romans majeurs qui ont été appelés par les amateurs français de science-fiction « La tétralogie noire ». Ces romans situés dans un futur proche relèvent du courant qualifié à l’époque de « speculative fiction ». Chacun de ces romans est indépendant et présente un futur exagérant une ou plusieurs tendances du présent (des années 70) prédisant un avenir sombre.
Ces romans ne sont pas des dystopies à proprement parler puisqu’ils ne proposent pas de projet de société mais projettent les caractéristiques d’un présent dans des temps proches. Il est possible aujourd’hui de les passer à l’épreuve du temps, car Brunner a daté ces quatre romans. Tous à Zanzibar paru en 1968 se situe en 2010. L’orbite déchiquetée paru en 1969 se place en 2014. Le troupeau aveugle paru en 1972 nous raconte la fin du XXième siècle. Sur l’onde de choc paru en 1975 explore les années 2010.
Tous à Zanzibar
Le thème majeur du livre est l’accroissement de la population et ses conséquences. La construction en est déroutante. On peut la rapprocher de notre façon de lire sur internet avec un récit entrecoupé d’extrait de journaux, vidéos, références diverses qui pourraient être des hyperliens (« Contexte », « Le monde en marche », « Jalons et portraits ») ponctuant le roman proprement dit (« Continuité »). Cette approche fractionne le récit tout en nous permettant de le situer dans son univers.
Contexte
« On s’habitue incroyablement vite à l’amour et à la joie : une seule expérience et nous voilà intoxiqués. Mais je ne doute pas un seul instant que tu sauras éviter une drogue aussi puissante. »
Journaux télévisés, articles de journaux, entrées de dictionnaires, extraits de conférence et surtout de nombreuses citations des écrits de Chad Mulligan l’alter-ego, sociologue et cynique, de John Brunner dans le roman.
Le monde en marche
« Si on donnait à chaque mec et minette de cette terre un espace vital de trente centimètres sur soixante, ils pourraient tous tenir debout sur les 1664 kilomètres carrés de l’île de Zanzibar. »
Bribes de conversations, petites annonces, poèmes, panneaux d’informations, et encore et toujours des citations de Chad Mulligan.
Jalons et portraits
« Lorsque sa télé tomba en panne et ne montra plus rien d’autre qu’un champ de lignes grises ondulantes…
Benny Noakes songea à la faire réparer, mais après une heure ou deux …
Ramené à l’état de pure perception, il continua à regarder l’écran. De temps en temps, il disait : Bon Dieu, mais quelle imagination je peux avoir. »
Moments de vie de personnages secondaires, réels ou imaginaires, s’inscrivant ou non dans la trame romanesque, ces jalons nous donnent une vision kaléidoscopique de la vie de ce 2010 imaginaire.
Continuité
Norman Niblock House et Donald Hogan sont colocataires.
Norman est un « Aframéricain » musulman vice-président de la General Technics (GT) grâce à la discrimination positive. Il est chargé par sa compagnie de conduire un projet de privatisation du Béninia, petit pays africain convoité par deux confédérations rivales.
Donald est un universitaire recruté comme agent dormant dix ans plus tôt, il est brusquement activé pour intervenir et entraîné à tuer à la suite de l’annonce par le Yatakang (Indonésie ?) de la mise en place d’un programme d’optimisation génétique.
Chad Mulligan est un sociologue alcoolique qui porte sur le monde un regard désabusé et amer, il va participer au projet Béninia.
Elihu Masters, ambassadeur des Etats-unis au Béninia, ami du président Obomi, soutien du projet de la GT qu’il espère capable de sauver le pays de ses imposants voisins.
Zadkiel Obomi, président du Béninia
Georgett Tallon Buckfast, Présidente de GT, 90 ans, maintenue en vie par des remplacements d’organes artificiels.
Shalmaneser, superordinateur appartenant à GT, agrégateur de tous types d’information, préfigurant le Big Data.
Sugaiguntung, scientifique Yatakangais à l’origine du programme d’amélioration génétique .
Begi, personnage mythique du Béninia faisant l’objet de nombreuses fables.
Sheena et Frank Potter, futurs parents d’un enfant porteur du gène du daltonisme, interdit par les législations eugéniques.
Tous ces personnages parmi d’autres vont voir leurs vies transformées par des évènements sur lesquels il semble que personne n’ait réellement de prise, ballottés sur les courants de l’entropie d’une humanité qui est confrontée à ses seuils de saturation. La multiplication des « amocheurs », individus pris de folie meurtrière, de l’usage de drogues « légales » naturelles ou de synthèse, des émeutes urbaines, des aventures des « JesuisPartout » (télé-réalité immersive) en sont des symptômes.
L’orbite déchiquetée
Ici John Brunner prend pour thème la société américaine à travers la ségrégation raciale, les marchands d’armes et l’individualisme. La construction, reprenant la technique de Tous à Zanzibar mélange le récit de la même manière mais sans nommer les différentes sections. Les chapitres sont numérotés de manière classique.
La narration romanesque prend une part plus importante et on retrouvera des éléments de science-fiction plus classique (pouvoirs mentaux, paradoxe temporel) qui rendent la description de ce futur proche moins factuelle.
Ces éléments ont amené certains critiques à le séparer des trois autres et à réduire la « tétralogie noire » à une trilogie. La forme et les thèmes traités le rapprochent cependant fortement de ceux-ci.
Les protagonistes
Mathew Flamen est un « mouchard », animateur de la dernière émission d’investigation sur la Tri-V. Il travaille sur des rumeurs à propos de la compagnie Gottschalk, compagnie qui contrôle le commerce des armes en jouant sur les divisions raciales et la peur qu’elles engendrent. L’épouse de Mathew, Celia est internée à l’hôpital psychiatrique Ginsberg qui héberge un patient niblank, ancien militaire, Harry Madison. Celui-ci aurait déjà du être libéré, du moins c’est ce que pense le docteur Reedeth qui s’occupe de ces deux patients avec le docteur Ariane Spoelstra.
Lyla Clay est une « pythonisse » qui lors d’une séance à l’hôpital Ginsberg en présence de Mathew est prise dans un piège à échos.
Pedro Diablo est aussi un « mouchard » travaillant dans une enclave noire comme propagandiste. Sous le coup d’une expulsion de l’enclave pour impureté raciale, il réussit à imposer sa collaboration avec Mathew.
Xavier Conroy est un psychologue social déchu, professeur d’université au Canada, homologue du Chad Mulligan de Tous à Zanzibar.
Elias Mogschak est le directeur de l’hôpital Ginsberg, son but est de traiter les patients qui lui sont confiés pour les faire correspondre à un profil « idéal ».
Les Gottschalk, la compagnie de vente d’armes est organisée comme une Mafia, des rivalités opposent les différents membres de la « famille ».
Herman Uys, expert racial Sud-Africain, suprématiste blanc, qui a été sollicité par le Mayor Black pour mesurer le degré de pureté dans les enclaves noires.
Eugene Voigt, responsable fédéral des télécommunications (l’équivalent de notre CSA), son intervention permettra la collaboration de Mathew Flamen et Pedro Diablo.
L’intrigue
Le roman se passe à New-York en 2014, l’intrigue se noue en 48 heures. L’Amérique est proche de l’Apartheid. Les Gottschalk fabricants d’armes ont recours à tous les moyens pour vendre toujours plus. Elias Mogschak, éminent psychiatre rêve de remodeler toute la population. Les dirigeants de l’enclave noire de Washington espèrent, grâce aux nouvelles armes des Gottschalk, renverser l’Amérique blanche.
Nos deux mouchards, Mathew et Pedro se trouvent mêlés sans l’avoir voulu à ces intrigues et vont utiliser leur pouvoir médiatique pour contrer les scandales qu’ils découvrent.
Le troupeau aveugle
L’écologie est au centre de ce troisième volume de la tétralogie noire. Le monde décrit ici est une poubelle.
Toi et tes ancêtres, vous avez traité la planète comme si c’était une putain de cuvette de cabinet géante. Vous avez chié dedans, et vous vous êtes vantés de toute votre merde. Et maintenant que la cuvette déborde, vous êtes gras et contents […]. »
Le roman est divisé en douze parties représentant chacun un mois, de décembre à novembre. Comme dans les deux précédents romans, chaque partie est entrecoupée de citations, de coupures de presse, poèmes, etc.
Il se situe dans une Amérique rongée par la pollution automobile, l’usage intensif des pesticides, la résistance des maladies aux antibiotiques … Un mouvement de résistance existe, les « Trainites » qui se réclament des écrits d’Austin Train.
Les protagonistes (par ordre d’apparition)
Philip Mason, responsable commercial pour la compagnie d’assurances Angel City, témoin de la mort de Decimus Jones, et atteint d’une MST après un arrêt à Las Vegas.
Decimus Jones, « trainite » victime d’un accident suspect.
Pete Goddard, flic du Colorado, enquêteur pour la mort de Decimus Jones.
Peg Mankiewics, journaliste indépendante.
Petronella Page, présentatrice TV d’un talk-show à succès.
Jacob Bamberley, PDG de Bamberley Trust Corporation.
Hugh Bamberley, fils de Jacob.
Austin Train, activiste écologiste passé à la clandestinité.
Lucy Ramage, volontaire pour une ONG « Gobal Relief ».
Et de nombreux autres personnages …
L’intrigue
Le roman n’a pas d’intrigue à proprement parler. Il commence en décembre avec la mort de Decimus Jones, Afro-Américain responsable d’un Wat (Communauté « écologique ») inspiré des écrits d’Austin Train, prophète pessimiste d’un monde qui sombre, noyé par la pollution.
Durant une année entière, le récit nous fait suivre les vies des personnages dans ce monde qui s’enfonce de plus en plus dans la noirceur.
La mort de Decimus Jones reste toujours en arrière-plan, et sa résolution permettra enfin de relier tous les évènements.
Le foisonnement des personnages brosse un tableau pointilliste d’une Amérique victime de ses excès. Paysans victimes des pesticides et des insectes résistants à ceux-ci. Citadins atteints de maladies résistantes aux traitements.
Il occupe une place particulière dans la tétralogie par sa noirceur et son désespoir.
Sur l’onde de choc
Le dernier roman de la tétralogie se situe aux États-Unis, dans une époque ou toutes les informations sont théoriquement disponibles, grâce à un réseau informatique omniprésent, mais accessibles seulement si on en maîtrise le(s) code(s).
« Bien sûr qu’il fallait que chacun reçoive un numéro de code personnel ! Sinon, comment le gouvernement ferait-il pour assurer le bien-être de ses citoyens, recenser les désirs, besoins, préférences, achats, engagements et, par-dessus tout, les déplacements d’un continent entier d’individus mobiles et libres ? »
Dans son avant-propos, il précise que ce roman doit son thème à l’essai Le choc du futur d’Alvin Toffler
Le choc du futur est le stress et la désorientation provoqués chez les individus auxquels on fait vivre trop de changements dans un trop petit intervalle de temps.
La structure du roman est plus classique que celle des précédents. Trois grandes parties, divisées en chapitres courts alternant entre passé et présent
Les protagonistes
Nick Haflinger est un fugitif échappé d’un centre pour surdoués, virtuose de l’informatique, capable de changer d’identité pour échapper à ceux qui le recherchent.
Kate Lilleberg, fille d’un biologiste et d’une dirigeante d’entreprise, est une éternelle étudiante qui passe d’un domaine à l’autre.
Paul Freeman, issu lui aussi d’un centre pour surdoués, est chargé d’analyser le passé de Nick pour lui soutirer des informations.
Ted Horovitz est le shériff de Précipice, une ville fondée par des survivants du « Bay Quake », tremblement de terre ayant ravagé la Californie.
L’intrigue
Pour ceux qui connaissent la série télévisée Le caméleon (The pretender), celle-ci s’inspire en partie du thème du livre. Nick Haflinger est un orphelin surdoué qui a été pris en charge par une institution d’état « Tarnover ». Il se spécialise en science informatique, et après avoir découvert les buts réels de « Tarnover », il disparaît et au cours de sa fuite change d’identité dès qu’il est en danger.
Au moment où commence le livre, il a été récupéré par l’institution et doit revivre son passé lors de sessions d’interrogatoire conduites par Paul Freeman. Ces sessions nous permettent de découvrir le fonctionnement de la société Américaine et la raison de cette inquisition. Les dialogues entre Nick et Paul reflètent leurs visions opposées de la société. Paul découvrira-t-il le secret de Nick ? Ses rencontres, au cours de sa fuite l’ont changé, qu’en sera-t-il de Paul ?
Sur cette trame, Brunner, oppose la perspective d’un monde dominé par un réseau d’information verrouillé à celle d’un réseau ouvert et transparent. Optimiste pour la première fois dans cette tétralogie, il donne à voir l’espoir d’une utilisation équilibrée de la technologie.
La tétralogie à l’épreuve du temps
Ces quatre romans, écrits entre 1966 et 1974, ont valu à John Brunner une réputation de futurologue voire de prophète. Il est vrai que de nombreux éléments de ses romans se retrouvent dans notre présent alors qu’ils n’existaient qu’à l’état de germe à cette période. La mondialisation, les sociétés transnationales toutes puissantes, la libéralisation des mœurs, la possibilité d’eugénisme, les « amocheurs » dans Tous à Zanzibar. La médicalisation de la société, la diffusion d’armes de plus en plus sophistiquées dans L’orbite déchiquetée. La pollution généralisée, la résistance aux antibiotiques, les perturbateurs endocriniens dans Le troupeau aveugle. Le réseau global, les vers et virus informatiques dans Sur l’onde de choc.
Mais en quoi sont-ils des ouvrages dystopiques ? On considère habituellement qu’une dystopie est une utopie qui a mal tourné. De quelle utopie nous parlent les livres de John Brunner ? Rappelons que John Brunner est né en Grande-Bretagne en 1934 et a vécu sa jeunesse dans les années 50 au cœur de cette époque qualifiée de « 30 glorieuses ». Époque exceptionnelle pour les sociétés occidentales, progrès sans limites, liberté et possibilité de voyager avec un pays à l’avant-garde et dont tout l’occident s’inspire … « Le rêve Américain »
Et c’est bien tout le propos de cette tétralogie, nous présenter les germes en fermentation sous la surface lisse de ce rêve qui, si l’on n’y prend garde, pourrait tourner au cauchemar. Fort heureusement, ses pires prédictions ne se sont pas encore réalisées. La chronologie des livres peut d’ailleurs être regardée a posteriori comme un démenti aux prédictions les plus sombres. Il y a une montée du pessimisme dans les trois premiers, Le troupeau aveugle se terminant sur le constat que le salut de l’humanité ne pourra être réalisé que si les USA disparaissent littéralement. Sur l’onde de choc vient démentir ce pessimisme, en renversant totalement les postulats du « Rêve Américain ». Il nous parle d’éco-construction, de transparence de l’information, de partage des connaissances, de dé-spécialisation et de relocalisation des individus, la dystopie va générer une nouvelle utopie.
Il est frappant de constater que tous ces thèmes, qu’ils soient de nature pessimistes ou optimistes, sont au cœur de nos préoccupations actuelles. C’est pourquoi la lecture de ces livres, même si certains passages sembleront datés au lecteur contemporain, est toujours aussi stimulante.
Je recommande particulièrement Tous à Zanzibar et Sur l’onde de choc qui sont les deux romans les plus abordables, le deuxième étant le plus facile à appréhender par sa structure de roman classique. Pour ma part je pense que Tous à Zanzibar reste le plus riche en dépit de sa plus grande complexité formelle.
Un lien vers les préfaces de Gérard Klein, des modèles du genre.